Alors que les sylphides envahissent consciencieusement chaque plateau télé de France et de Navarre, comme si la présence d’une belle plante constituait une nécessité impérieuse au bon déroulement d’une émission, une petite révolution culturelle a cours outre-Atlantique : mine de rien, les héroïnes et leurs comparses se défont peu à peu des corsets invisibles qui les maintenaient dans un état d’objet du désir des téléspectateurs, pour dévoiler une réalité soigneusement occultée jusqu’alors. Il y a quelques années pourtant, nul ne se doutait, nul n’osait même espérer, qu’un autre genre de femme s’offrirait au regard friand de beauté du tout-venant.
Quelques séries avaient pourtant tenté le diable. Drop Dead Diva racontait ainsi les péripéties d’une bimbo qui, suite à un accident de voiture, se retrouve coincée dans le corps d’une brillante avocate en surpoids. Mais rendons à César ce qui lui revient. Quoi qu’on puisse penser, d’un point de vue qualitatif, de cette série, Glee a su mettre en scène des héros pour le moins atypiques[1]. Handicapés, gros, lilliputiens, asiatiques farfelus et homosexuels efféminés sont brusquement sortis du bois pour occuper un espace autrefois campé par les quaterbacks, leurs alter egos en jupettes et de faux outsiders. Le Glee club a propulsé les sans-grades et les seconds couteaux sur le devant de la scène, au sens propre comme au figuré.
Encore qu’une certaine pudeur s’attachait à la représentation de ces corps hors-norme[2]. On ne poussait pas le vice jusqu’à les déshabiller.
Lena Dunham a changé la donne. Dans la série Girls, qu’elle réalise, écrit et produit, elle expose son corps, selon tous les canons en vogue, disgracieux, et sous toutes les coutures encore. Or, son personnage subit régulièrement des remarques désobligeantes de la part de ses congénères. Et d’ailleurs, combien d’entre nous ont poussé des cris d’orfraies en la découvrant nue en train de jouer au ping-pong ? Son corps est devenu un personnage à part entière et l’attention qui lui est portée, dans la série comme dans la vraie vie, trahit le fait suivant : le corps des femmes, si souvent célébré, demeure, dans ses formes les plus banales et ordinaires, tabou, voire subversif.
Encouragés par le succès de Girls ou portés par les aspirations du public et des créateurs, les producteurs tablent de plus en plus sur cette esthétique anticonformiste. Ainsi de Super Fun Night qui relate les déboires de l’imposante Kimmie Boubier, incarnée par Rebel Wilson, et de ses copines, la baraquée Marika et la timide asiatique, Helen Alice (un stéréotype qui mériterait un article à lui seul). Rebel Wilson, qui porte bien son nom, a par ailleurs déclaré à la presse ne pas souhaiter mincir et assumer ses formes. Et, en effet, de la voir gigoter pendant deux bonnes minutes pour enfiler son panty, on ne doute pas qu’elle les assume.
Orange is the new black sacrifie aussi à cette mode. Quoique l’héroïne ne corresponde pas tout à fait aux mesures de cette nouvelle géométrie, on voit défiler dans la prison imaginaire de Litchfield un bestiaire à faire pâlir d’envie une pub Dove : des femmes de toutes les tailles et de toutes les couleurs. Ciel ! Même dans les séries innocentes et « girly », où pullulent les blondes brushinguées, des monstres se révèlent ça et là. Ainsi trouve-t-on dans le manoir des sorcières d’American Horror Story : Coven, une Noire obèse et une trisomique. Les pom-pom girls, elles-mêmes, semblent subir ce drôle de gauchissement : dans Awkward, la vilaine Sadie, qui aurait été autrefois incarnée par une beauté classique, telle Cordelia Chase, est aujourd’hui personnifiée par une jeune fille costaude au faciès commun.
Précisons par ailleurs que, lorsqu’on évoque les « formes » de ces héroïnes, on ne réfère pas aux courbes vertigineuses de Christina Hendricks, la flamboyante de Mad Men, dont la taille 46 ne correspond peut-être pas aux critères actuels des défilés, mais dont le minois parfait et la démarche chaloupée répondent à une espèce d’éternel féminin. On ne cède pas non plus à cette nouvelle supercherie des magazines féminins qui vantent les charmes de stars « belles au naturel » tout en bombardant les lecteurs de réclames pour des crèmes aussi onéreuses qu’inopérantes. On parle ici de visages asymétriques, de nez tordus, de gueules cassées, de culotte de cheval, de cellulite, de poils noirs et drus qu’aucun conseil beauté ne viendra rattraper.
Si les garçons peuvent souffrir des représentations masculines classiques – tous pectoraux dehors, cela fait déjà quelques années que le parangon « geek » leur permet de s’identifier à une autre catégorie de héros. Depuis les deux hurluberlus de Code Lisa jusqu’aux scientifiques loufoques de Big Bang Theory, un certain nombre de personnages masculins valorisait déjà ce qu’on appelle pudiquement la beauté intérieure.
Aujourd’hui, c’est au tour des filles de se construire à l’aune d’autres critères que la beauté plastique. Le talent et l’humour d’Hannah Horvath (Girls), la simplicité et la bonté de Kimmie Boubier, l’intelligence d’Amy Farrah Fowler (TBBT) sont autant de qualités qui exaltent une autre dimension de « la femme » habituellement représentée.
Il n’est pas question de déceler, dans ces personnages, de nouveaux modèles de beauté. Nul ne vous recommandera le régime Boubier. Il ne s’agit pas de modifier les codes de l’esthétique, il s’agit de les dépasser. Alors qu’elle se trouvait auparavant cruellement décillée une fois les tubes cathodiques éteints, la gamine du XXIe siècle pourra désormais adhérer à d’autres valeurs que les mensurations et la régularité des traits et, face au miroir, relever fièrement le menton.